vendredi 28 juin 2013

Quarante-et-un

.1 Citations

Le blog d'Éric Chevillard n° 1960

« Nous pouvons distinguer deux espèces d’écrivains, au sein desquelles évidemment d’innombrables sous-groupes qui se subdivisent eux-mêmes infiniment jusqu’à ce que chaque auteur se retrouve seul sur sa page, mais enfin, il y a à l’origine ces deux espèces – et chacune compte ses génies et ses nullités –, celle qui conçoit la littérature comme l’art de relater au plus juste notre commune expérience du monde, de rédiger les actes de cette expérience universelle, et l’autre qui la conçoit, au contraire, comme un geste de séparation, d’affranchissement, et l’art d’ordonner une représentation du monde originale. Chacune a ses lecteurs, irréconciliables. »
De quel groupe faites-vous partie ?

D'ailleurs, deux, trois groupes : n'est-ce pas trop simple ? Ces éternelles et si occidentales dualités : gauche et droite; rouge et noir; d'ores et déjà. Ou trinités : père, fils, esprit; moine, soldat, paysan; thèse, antithèse, synthèse.

À quand un manifeste de la complexité ?

Les imparfaits, merveilleux nuages du français

« Entre maman et son petit Marcel se consommait l'insignifiance légère du langage, trouée de temps à autre par la respiration lente et profonde des vers de Racine. La mère, par sa lecture, devenait la loi intérieure, dépliant les mots comme des étoffes, chantant les noms si beaux et nus des personnages de romans, ouvrant des phrases pareilles à ces chambres. [...] Les phrases semblaient écrites pour la beauté et la douceur du son d'une voix prenante, avec toute "la mélancolie qu'il y a dans la tendresse". La plus grande douceur, elle la mettait à dire les imparfaits. Qu'était-ce alors que Maman ? Une voix, rien qu'une voix, qui se refermait sur elle qui parlait et lui qui écoutait, effaçant toute la douleur du monde. » Maman, de Michel SCHNEIDER.
« ... l'insignifiance légère du langage... » : pour cette phrase, on peut déposer le livre, penser un peu, mettre du Mozart.



mardi 25 juin 2013

Quarante

.1 Citations

« ... j'aimais par-dessus tout relire les livres qui, loin de chercher à me distraire à tout prix, redonnent aux mots la saveur qu'il perdent dans la bouche de ceux qui vivent distraitement. »

Kafka à sa soeur Ottla : « J'écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi de suite jusqu'au fond de l'obscurité. »

André MAJOR, À quoi ça rime ?

samedi 22 juin 2013

Trente-neuf

.1 Purge

Il n'y a pas que les classeurs qu'il faut, de temps à autres purger, il est bon d'administrer aux archives informatiques les rigueurs que la vulgate conservatrice assène aux économies nationales. J'ai, ce pluvieux samedi de juin, résolu de mettre fin à plusieurs années d'un désordre involontaire, et aggravé par beaucoup de maladresse, dans la tenue de mes documents.

On supprime ou on classe.

Je suis tombé, chemin faisant, sur la note de lecture consacrée à un opuscule commis par Mlle Bombardier, étoffée pour une publication sur l'ancêtre du présent blog, feu le webzine En toutes lettres, et présentée aux auditeurs de la Première Chaîne de Radio Canada à Ottawa au temps de ma gloire radiophonique. La vanité est un mauvais défaut, et l'ironie vieillit mal (moins que l'intéressée sans doute), mais je n'ai pu me résoudre à ne pas, pour ces Apostilles, tirer de son oubli et la note et l'ouvrage. C'est que l'on avait le verbe incisif, et la colère prompte naguère ; pas un péché de jeunesse, dame ! à quarante-sept ans, mais, en plus de mots sans doute que l'occasion ne le réclamait, une sorte de « basta »... J'espère que vous en rirez un peu, qu'il n'y aie pas que Marc Labrèche qui puisse le faire.

.2 Ecce homo (so to speak)

Denise BOMBARDIER, Lettre ouverte aux Français qui se croient le nombril du monde, Albin Michel, Paris, 2000 (137 pages)

La réclame médiatique étant assez tapageuse autour de cet ouvrage, je ne comptais ni le lire, ni en faire le commentaire, sinon in petto.

D'autant plus que je ressens toujours un certain malaise à lire le courrier destiné à autrui, en l'espèce aux Français (pour les Françaises, j'en suis moins certain vu les thèses grammaticales de l'auteur).

Quiconque ne fréquente pas les ondes ou, depuis peu certaine gazette montréalaise, saura que Mlle BOMBARDIER est une pharisienne à haut débit, avec une morale à la comtesse de Ségur et la détermination de Simone de BEAUVOIR, bref une Sonia BENEZRA ou une Julie SNYDER haut de gamme : elle pose des questions à des gens, auxquels elle permet parfois de répondre, ou anime des quiz raffinés pour public inexistant.

Sa lettre comporte onze thèmes, dont Le vocabulaire fout le camp, La France vue du petit écran, Cachez ce franc que je ne saurais voir, Ah ! L'Amérique, Le parisianisme ou la tribu branchée, Entre l'arrogance et l'autoflagellation.

Au fil des pages, on s’attend- en vain - à voir Mlle BOMBARDIER nous expliquer, autrement que par des anecdotes et des généralisations banales, les raisons de sa relation amour/haine avec les Français.

Précisons qu'il y a certaines références qui seront inconnues au lecteur canadien qui ne chausse pas de tennis (p. 68), ne fait pas de l'Observateur son pain hebdomadaire et ne sait pas bien décliner les diverses composantes de la droite (p. 43).

En revanche, le lecteur - de quelque côté de l'Atlantique qu'il soit - trouvera un chapelet de lieux communs et de banalités enfilés dans grâce ni humour. C'est à dessein qu'on dit chapelet, car il semble que Mlle  BOMBARDIER ne soit pas sortie tout à fait de l'eau bénite, vu le nombre d'expressions religieuses ou liturgiques qui rehaussent sa missive.

Pour le style et l'écriture, on trouve piquant de trouver, chez celle qui pourfend les tournures anglaises dont raffolent nos cousins français, bon nombre d'anglicismes de niveau élémentaire, tels « prendre pour acquis », « cameraman » (voir Robert) et « lunatique », ainsi que d'autres plus raffinés comme « éthique » pour déontologie.

On a parfois l'impression - fâcheuse - que le texte a été traduit trop rapidement de l'anglais tant la phrase se lit mal ou semble contredire l'intention de l'auteur (pages 35, 41, 51).

Des verbes sont construits sans compléments ou avec des coocurrents erronés, les maladresses, syntaxiques (p. 47) ou autres (p. 27),  ne se comptent pas : un paragraphe s'ouvre par un « donc » alors que rien ne le rattache à ce qui précède.

On s'en voudrait de passer sous silence une belle anacoluthe (à propos de son esclandre à Apostrophe au sujet de Gabriel MATZNEFF) :
« Prévenue par mon éditeur du tort que risquait de subir mon livre en provoquant un esclandre face à ce pur produit branché du parisianisme littéraire, je me préparai mentalement… » (p. 78)
Broutilles que tout cela, répliquera-t-elle, il faut lire le fond. Eh bien, descendons-y.

Soit, on fera abstraction du style brouillon (suggestion pour le titre : Brouillon ouvert…).

L'auteur se plaint, entre autres griefs, du laisser-aller des Français face à l'Amérique ; ils adorent tout ce qui est yankee, nos cousins, même la langue - mais pas la malbouffe, dont il n'est pas question. Ne regardant pas à la contradiction, l'auteur reproche aux Français, d'être inefficaces et bureaucratiques, et tout à fait coincés pour ce qui est de l'argent, alors que nous en Amérique, c'est bien connu…

Ah ! L'argent, voici bien un fantasme récurrent de Mlle BOMBARDIER : est-elle assez obsédée par la volonté de savoir (…) le prix des choses… Espérons qu'elle a tiré un bon prix de la vente de son petit home de Nantucket. Or, chacun, quand il voyage, est confronté au changement ; les habitudes de l'hôte sont différentes des nôtres et parfois nous plongent dans l'embarras. La littérature est pleine des récits de voyageurs arrivant en France, certes, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Afrique, en Asie…sans parler même de la Californie, et surpris par les mœurs des autochtones.

Autre grief : le parisianisme culturel des Français (un des chapitres les plus mal torchés). Et là, soudain, j'ai compris l'objet de Mlle BOMBARDIER. La petite Québécoise venue du mauvais côté de la voie ferrée (peut-être disait-elle des tracks) voudrait bien jouer dans la cours des grands, mais une clôture l'en empêche, l'attitude des Français à son égard.

Ou comment être un meilleur Français que tous les Français de France, y compris quelques présidents de la République - fors de Gaulle (tiens, tiens : relation au père ?) -, ce qui, chacun le sait, est impossible : insoluble problème d'identité. Dès lors, il ne faut pas que les Français cessent d'être conformes à la représentation idéale qu'elle se fait d'eux.

On reconnaîtra cependant qu'elle y a un pied ou deux dans la cour des grands : causer avec  MITTERRAND, copiner avec PIVOT, frayer avec les GENDELETTRES,  l'échec n'est pas cuisant pour notre pharisienne !

Question qui n'a rien à voir : est-ce que Montréal, et son gotha, ne souffrent pas de montréalisme ?

Pour rire des Français, tout ça dans un style impeccable, fiez-vous plutôt à un britannique, qui approche le demi-siècle : le Major THOMPSON, dont les carnets rapportés par Pierre DANINOS, n'ont pas pris une ride, et vous éviteront la sinistre bafouille que Mlle BOMBARDIER a infligée à nos pauvres cousins.

vendredi 21 juin 2013

Trente-huit

.1 Recherche temps perdu, désespérément.

Tel s'amuse depuis quelques jours à jouer les barons de Charlus, et, sans illusion, des charitables bontés qu'un jeune Morel lui prodigue ; l'ancêtre qui, doit-on s'en surprendre, n'en revient pas, et d'émotion se prend à penser à don Juan et aux « Pentiti » de la statue du Commandeur : « Non, je ne me repentirai point ». N'en revenant pas, de ces bontés, il se retrouve projeté dans le temps, si loin, si loin, qu'il peine à se reconnaître sur la photo d'alors. Conflit du dehors et du dedans : oui, une guerre des mondes. Demain, Charlus saluera Madame de Saint-Euverte, et Morel, Morel, se souviendra-t-il du baron ?

.2 Frivolité

Le même se demande, au solstice d'été, s'il peut qualifier de paradoxale sa conduite qui le voit, comme tout jeunot, jouer au paparazzi anonyme à la terrasse d'un café en alimentant un réseau de partage de photographies dit social et, entre deux clics, pour se dédouaner de sa frivolité, lire Un barbare en Asie d'Henri Michaux.

jeudi 20 juin 2013

Trente-sept

.1 Anacoluthes


« Après avoir somnolé je ne sais combien de temps, l'image de mon frère m'est apparue, et j'ai ouvert les yeux pour la chasser de mon esprit : c'était lui qui, dans mon cauchemar de l'autre nuit, tirait à bout portant sur son ombre ». André Major, À quoi ça rime ?
 La SRC (... prière d'insérer le nom que vous voulez en lieu et place) a son ayatollah de la langue, la Presse, Pépère la virgule, pour moi, et depuis un bon quart de siècle encore, ce serait chasseur d'anacoluthes (et vous voyez que j'en commets à dessein). Certes, au théâtre, en poésie, la figure se justifie, moins, me semble-t-il, dans les œuvres romanesques, et je trouve l'ellipse hasardeuse.

Un bel exemple, que je viens de retrouver dans mes papiers provenant, c'est dire, du Monde :



Le système bancaire mondial est affecté par la crise de l'immobilier américain (Le Monde 02.08.07)

« Utilisant comme garantie la valeur de la maison achetée, la chute des prix a rendu nombre de ménages insolvables. »

Flaubert, quant à lui, pratique, dans Un coeur simple, un audacieuse inversion, audacieuse, mais irréprochable :
... Liébart, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle [Félicité] eut recours à sa maîtresse.

mardi 11 juin 2013

Trente-six

.1 Acédie

Rares les matins où se dissipent les brumes de la nuit, où au lever du corps ne succède pas, une heure ou deux après le réveil, bientôt une lourde somnolence. Où terminés le petit-déjeuner et les ablutions, je ne sombre pas dans une léthargie, souvent durable, au cours de laquelle entreprendre la moindre activité nécessitant un peu d’attention ou de concentration tient de l’impossible – et que dire du téléphone, dont la sonnerie m’assassine. La perspective d’avoir à sortir pour mes activités normales – les emplettes, le bridge ou le moindre rendez-vous –, me plonge dans le découragement le plus profond : pour peu, j’annulerais tout. Lire, écrire, autant de corvées que j’abandonne ; au vrai, je ne m’y livre plus guère en matinée, exception faite du courrier et des grands titres des journaux auxquels je suis abonné et que je reçois par Internet ; rien de plus qu’ouvrir la liste des messages reçus depuis la veille, au mieux, une brève réponse. Moments où je ressens, qui s’étirent plusieurs heures, la « fatigue d’être soi », me sentant un « individu incertain » pour m’appliquer les titres des ouvrages d’Alain Ehrenberg. C’est donc en après-midi, ou le soir, que je reviens sur ces moments, l’écriture ramenant des impressions enfuies, des images aux contours flous. Mes matinées Modiano. Villa Triste, Livret de famille, Rue des Boutiques Obscures. J’y reviens. Modiano, une identité dit-on, ou rien du tout : « Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire... » ; pendant ces heures, je deviendrais, le nom « exotique»  en moins… un personnage du romancier, né où, disparu quand ?
« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent de leur passage qu'une buée vite dissipée. [...]  Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d'entre eux, même de leur vivant, n'avaient pas plus de consistance qu'une vapeur qui ne se condensera jamais. »
Et un rédacteur législatif, des traces ? Des mots sans nom.

.2 Les matins Modiano

Nul n'ignore plus, qui suit un peu cet auteur, l'intérêt que Modiano porte aux annuaires, aux calendriers, aux almanachs, aux répertoires de rues. Listes et nomenclatures. Je reprends, un de mes cycles estivaux, comme à la télé, les reprises, Rue des Boutiques Obscures. Lu la première fois le 24 avril 1991 -- je n'ai vraiment commencé à lire que la trentaine bien entamée, et Modiano ne fut pas un des premiers, mais je ne l'ai plus quitté une fois découvert.Deuxième lecture : août 1995. Livre à l'évidence acheté d'occasion à Paris, le tirage qui suivrait de peu l'attribution du Goncourt « Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Floch à Mayenne, le 20 novembre 1978... » Le livre porte d'ailleurs le bandeau rouge « Prix Goncourt 1978 » au dos duquel on trouve la mention suivante :
AVIS À MM. LES LIBRAIRES
Si vous venez de vendre l'exemplaire d'où cette bande vient d'être détachée, réapprovisionnez-vous sans tarder à la 
SODIS
128, avenue du Maréchal-De Lattre de Tassigny
77 - Lagny
Aucun code barres, c'était hier.

Quelques souvenirs sont tombés du livre. Un billet de l'Opéra de Montréal pour une représentation de Der Rosenkavalier de Strauss du samedi 20 avril 1991. Corbeille, rangée D, fauteuil 123. Prix sur abonnement $ 56.75 (au lieu du « prix unitaire » de 66.00 $). J'étais donc abonné ? Un billet de un dollar avec une image de la souveraine encore jeune daté de 1954.

Odeur de poussière, parfum de papier vieillissant.

Aucune annotation. Je n'en faisais pas alors, tenant le livre pour un objet sacré : comme l'on change, ou bien le sens du sacré s'atténue.


jeudi 6 juin 2013

Trente-cinq

.1 Racisme

Pierre FOGLIA, extrait de Deux arpents, même pas , La Presse, 3 juin 2013.

« RACISME - Je dis nègre. J'aime le mot, sa sonorité, sa musique, cette musique que fait entendre Aimé Césaire dans Cahier d'un retour au pays natal qui commence comme ça : "Va-t'en, gueule de flic, gueule de vache, va-t'en je déteste les larbins de l'ordre et les hannetons de l'espérance. Va-t'en mauvais gris-gris, punaise de moinillon".

Parlant de hannetons, c'est la saison et Charlie, mon imbécile de chat, en mange comme un con et finit par les vomir sur le tapis du salon en une grande flaque dégueulasse, jaunâtre et gluante où surnagent des bouts de carapace.

La bile qu'ont déversée et déversent les vertueux, les rigoureux, les bigots, les dévots, les curés de l'antiracisme sur cet humoriste qui a eu la maladresse de se barbouiller en nègre au gala des Olivier, et le fromage qu'on me fera, qu'on m'a fait cent fois parce que je défends la musicalité de nègre, c'est du vomi de hanneton. »
On peut à la lecture de ce texte de Foglia conclure, sans grande difficulté, qu'au Québec nous nous sommes beaucoup moins affranchi de la religion, et de ses églises, que nous nous plaisons à le croire : les oripeaux et le culte ont changé, la tartufferie demeure. Bientôt à bannir également le mot négritude -- bêtise faisant signe d'une constante santé ? À ce sujet, voici un extrait de la définition donnée par le Trésor de la Langue Française :
« On en vient à la négritude, terme dont le leader sénégalais reconnaît que la paternité en revient à M. Aimé Césaire, homme de lettres et leader politique martiniquais. "La négritude, ce n'est pas du racisme, dit M. Senghor, mais c'est l'ensemble des vertus du monde noir, des qualités de la civilisation négro-africaine..." » (Les Questions fr., 21 déc. 1966, p.6, col. 5)

« ... ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'oeil mort de la terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience. »
Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal danss Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1979 [1956], p.105.