vendredi 28 juin 2013

Quarante-et-un

.1 Citations

Le blog d'Éric Chevillard n° 1960

« Nous pouvons distinguer deux espèces d’écrivains, au sein desquelles évidemment d’innombrables sous-groupes qui se subdivisent eux-mêmes infiniment jusqu’à ce que chaque auteur se retrouve seul sur sa page, mais enfin, il y a à l’origine ces deux espèces – et chacune compte ses génies et ses nullités –, celle qui conçoit la littérature comme l’art de relater au plus juste notre commune expérience du monde, de rédiger les actes de cette expérience universelle, et l’autre qui la conçoit, au contraire, comme un geste de séparation, d’affranchissement, et l’art d’ordonner une représentation du monde originale. Chacune a ses lecteurs, irréconciliables. »
De quel groupe faites-vous partie ?

D'ailleurs, deux, trois groupes : n'est-ce pas trop simple ? Ces éternelles et si occidentales dualités : gauche et droite; rouge et noir; d'ores et déjà. Ou trinités : père, fils, esprit; moine, soldat, paysan; thèse, antithèse, synthèse.

À quand un manifeste de la complexité ?

Les imparfaits, merveilleux nuages du français

« Entre maman et son petit Marcel se consommait l'insignifiance légère du langage, trouée de temps à autre par la respiration lente et profonde des vers de Racine. La mère, par sa lecture, devenait la loi intérieure, dépliant les mots comme des étoffes, chantant les noms si beaux et nus des personnages de romans, ouvrant des phrases pareilles à ces chambres. [...] Les phrases semblaient écrites pour la beauté et la douceur du son d'une voix prenante, avec toute "la mélancolie qu'il y a dans la tendresse". La plus grande douceur, elle la mettait à dire les imparfaits. Qu'était-ce alors que Maman ? Une voix, rien qu'une voix, qui se refermait sur elle qui parlait et lui qui écoutait, effaçant toute la douleur du monde. » Maman, de Michel SCHNEIDER.
« ... l'insignifiance légère du langage... » : pour cette phrase, on peut déposer le livre, penser un peu, mettre du Mozart.



mardi 25 juin 2013

Quarante

.1 Citations

« ... j'aimais par-dessus tout relire les livres qui, loin de chercher à me distraire à tout prix, redonnent aux mots la saveur qu'il perdent dans la bouche de ceux qui vivent distraitement. »

Kafka à sa soeur Ottla : « J'écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi de suite jusqu'au fond de l'obscurité. »

André MAJOR, À quoi ça rime ?

samedi 22 juin 2013

Trente-neuf

.1 Purge

Il n'y a pas que les classeurs qu'il faut, de temps à autres purger, il est bon d'administrer aux archives informatiques les rigueurs que la vulgate conservatrice assène aux économies nationales. J'ai, ce pluvieux samedi de juin, résolu de mettre fin à plusieurs années d'un désordre involontaire, et aggravé par beaucoup de maladresse, dans la tenue de mes documents.

On supprime ou on classe.

Je suis tombé, chemin faisant, sur la note de lecture consacrée à un opuscule commis par Mlle Bombardier, étoffée pour une publication sur l'ancêtre du présent blog, feu le webzine En toutes lettres, et présentée aux auditeurs de la Première Chaîne de Radio Canada à Ottawa au temps de ma gloire radiophonique. La vanité est un mauvais défaut, et l'ironie vieillit mal (moins que l'intéressée sans doute), mais je n'ai pu me résoudre à ne pas, pour ces Apostilles, tirer de son oubli et la note et l'ouvrage. C'est que l'on avait le verbe incisif, et la colère prompte naguère ; pas un péché de jeunesse, dame ! à quarante-sept ans, mais, en plus de mots sans doute que l'occasion ne le réclamait, une sorte de « basta »... J'espère que vous en rirez un peu, qu'il n'y aie pas que Marc Labrèche qui puisse le faire.

.2 Ecce homo (so to speak)

Denise BOMBARDIER, Lettre ouverte aux Français qui se croient le nombril du monde, Albin Michel, Paris, 2000 (137 pages)

La réclame médiatique étant assez tapageuse autour de cet ouvrage, je ne comptais ni le lire, ni en faire le commentaire, sinon in petto.

D'autant plus que je ressens toujours un certain malaise à lire le courrier destiné à autrui, en l'espèce aux Français (pour les Françaises, j'en suis moins certain vu les thèses grammaticales de l'auteur).

Quiconque ne fréquente pas les ondes ou, depuis peu certaine gazette montréalaise, saura que Mlle BOMBARDIER est une pharisienne à haut débit, avec une morale à la comtesse de Ségur et la détermination de Simone de BEAUVOIR, bref une Sonia BENEZRA ou une Julie SNYDER haut de gamme : elle pose des questions à des gens, auxquels elle permet parfois de répondre, ou anime des quiz raffinés pour public inexistant.

Sa lettre comporte onze thèmes, dont Le vocabulaire fout le camp, La France vue du petit écran, Cachez ce franc que je ne saurais voir, Ah ! L'Amérique, Le parisianisme ou la tribu branchée, Entre l'arrogance et l'autoflagellation.

Au fil des pages, on s’attend- en vain - à voir Mlle BOMBARDIER nous expliquer, autrement que par des anecdotes et des généralisations banales, les raisons de sa relation amour/haine avec les Français.

Précisons qu'il y a certaines références qui seront inconnues au lecteur canadien qui ne chausse pas de tennis (p. 68), ne fait pas de l'Observateur son pain hebdomadaire et ne sait pas bien décliner les diverses composantes de la droite (p. 43).

En revanche, le lecteur - de quelque côté de l'Atlantique qu'il soit - trouvera un chapelet de lieux communs et de banalités enfilés dans grâce ni humour. C'est à dessein qu'on dit chapelet, car il semble que Mlle  BOMBARDIER ne soit pas sortie tout à fait de l'eau bénite, vu le nombre d'expressions religieuses ou liturgiques qui rehaussent sa missive.

Pour le style et l'écriture, on trouve piquant de trouver, chez celle qui pourfend les tournures anglaises dont raffolent nos cousins français, bon nombre d'anglicismes de niveau élémentaire, tels « prendre pour acquis », « cameraman » (voir Robert) et « lunatique », ainsi que d'autres plus raffinés comme « éthique » pour déontologie.

On a parfois l'impression - fâcheuse - que le texte a été traduit trop rapidement de l'anglais tant la phrase se lit mal ou semble contredire l'intention de l'auteur (pages 35, 41, 51).

Des verbes sont construits sans compléments ou avec des coocurrents erronés, les maladresses, syntaxiques (p. 47) ou autres (p. 27),  ne se comptent pas : un paragraphe s'ouvre par un « donc » alors que rien ne le rattache à ce qui précède.

On s'en voudrait de passer sous silence une belle anacoluthe (à propos de son esclandre à Apostrophe au sujet de Gabriel MATZNEFF) :
« Prévenue par mon éditeur du tort que risquait de subir mon livre en provoquant un esclandre face à ce pur produit branché du parisianisme littéraire, je me préparai mentalement… » (p. 78)
Broutilles que tout cela, répliquera-t-elle, il faut lire le fond. Eh bien, descendons-y.

Soit, on fera abstraction du style brouillon (suggestion pour le titre : Brouillon ouvert…).

L'auteur se plaint, entre autres griefs, du laisser-aller des Français face à l'Amérique ; ils adorent tout ce qui est yankee, nos cousins, même la langue - mais pas la malbouffe, dont il n'est pas question. Ne regardant pas à la contradiction, l'auteur reproche aux Français, d'être inefficaces et bureaucratiques, et tout à fait coincés pour ce qui est de l'argent, alors que nous en Amérique, c'est bien connu…

Ah ! L'argent, voici bien un fantasme récurrent de Mlle BOMBARDIER : est-elle assez obsédée par la volonté de savoir (…) le prix des choses… Espérons qu'elle a tiré un bon prix de la vente de son petit home de Nantucket. Or, chacun, quand il voyage, est confronté au changement ; les habitudes de l'hôte sont différentes des nôtres et parfois nous plongent dans l'embarras. La littérature est pleine des récits de voyageurs arrivant en France, certes, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Afrique, en Asie…sans parler même de la Californie, et surpris par les mœurs des autochtones.

Autre grief : le parisianisme culturel des Français (un des chapitres les plus mal torchés). Et là, soudain, j'ai compris l'objet de Mlle BOMBARDIER. La petite Québécoise venue du mauvais côté de la voie ferrée (peut-être disait-elle des tracks) voudrait bien jouer dans la cours des grands, mais une clôture l'en empêche, l'attitude des Français à son égard.

Ou comment être un meilleur Français que tous les Français de France, y compris quelques présidents de la République - fors de Gaulle (tiens, tiens : relation au père ?) -, ce qui, chacun le sait, est impossible : insoluble problème d'identité. Dès lors, il ne faut pas que les Français cessent d'être conformes à la représentation idéale qu'elle se fait d'eux.

On reconnaîtra cependant qu'elle y a un pied ou deux dans la cour des grands : causer avec  MITTERRAND, copiner avec PIVOT, frayer avec les GENDELETTRES,  l'échec n'est pas cuisant pour notre pharisienne !

Question qui n'a rien à voir : est-ce que Montréal, et son gotha, ne souffrent pas de montréalisme ?

Pour rire des Français, tout ça dans un style impeccable, fiez-vous plutôt à un britannique, qui approche le demi-siècle : le Major THOMPSON, dont les carnets rapportés par Pierre DANINOS, n'ont pas pris une ride, et vous éviteront la sinistre bafouille que Mlle BOMBARDIER a infligée à nos pauvres cousins.

vendredi 21 juin 2013

Trente-huit

.1 Recherche temps perdu, désespérément.

Tel s'amuse depuis quelques jours à jouer les barons de Charlus, et, sans illusion, des charitables bontés qu'un jeune Morel lui prodigue ; l'ancêtre qui, doit-on s'en surprendre, n'en revient pas, et d'émotion se prend à penser à don Juan et aux « Pentiti » de la statue du Commandeur : « Non, je ne me repentirai point ». N'en revenant pas, de ces bontés, il se retrouve projeté dans le temps, si loin, si loin, qu'il peine à se reconnaître sur la photo d'alors. Conflit du dehors et du dedans : oui, une guerre des mondes. Demain, Charlus saluera Madame de Saint-Euverte, et Morel, Morel, se souviendra-t-il du baron ?

.2 Frivolité

Le même se demande, au solstice d'été, s'il peut qualifier de paradoxale sa conduite qui le voit, comme tout jeunot, jouer au paparazzi anonyme à la terrasse d'un café en alimentant un réseau de partage de photographies dit social et, entre deux clics, pour se dédouaner de sa frivolité, lire Un barbare en Asie d'Henri Michaux.

jeudi 20 juin 2013

Trente-sept

.1 Anacoluthes


« Après avoir somnolé je ne sais combien de temps, l'image de mon frère m'est apparue, et j'ai ouvert les yeux pour la chasser de mon esprit : c'était lui qui, dans mon cauchemar de l'autre nuit, tirait à bout portant sur son ombre ». André Major, À quoi ça rime ?
 La SRC (... prière d'insérer le nom que vous voulez en lieu et place) a son ayatollah de la langue, la Presse, Pépère la virgule, pour moi, et depuis un bon quart de siècle encore, ce serait chasseur d'anacoluthes (et vous voyez que j'en commets à dessein). Certes, au théâtre, en poésie, la figure se justifie, moins, me semble-t-il, dans les œuvres romanesques, et je trouve l'ellipse hasardeuse.

Un bel exemple, que je viens de retrouver dans mes papiers provenant, c'est dire, du Monde :



Le système bancaire mondial est affecté par la crise de l'immobilier américain (Le Monde 02.08.07)

« Utilisant comme garantie la valeur de la maison achetée, la chute des prix a rendu nombre de ménages insolvables. »

Flaubert, quant à lui, pratique, dans Un coeur simple, un audacieuse inversion, audacieuse, mais irréprochable :
... Liébart, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle [Félicité] eut recours à sa maîtresse.

mardi 11 juin 2013

Trente-six

.1 Acédie

Rares les matins où se dissipent les brumes de la nuit, où au lever du corps ne succède pas, une heure ou deux après le réveil, bientôt une lourde somnolence. Où terminés le petit-déjeuner et les ablutions, je ne sombre pas dans une léthargie, souvent durable, au cours de laquelle entreprendre la moindre activité nécessitant un peu d’attention ou de concentration tient de l’impossible – et que dire du téléphone, dont la sonnerie m’assassine. La perspective d’avoir à sortir pour mes activités normales – les emplettes, le bridge ou le moindre rendez-vous –, me plonge dans le découragement le plus profond : pour peu, j’annulerais tout. Lire, écrire, autant de corvées que j’abandonne ; au vrai, je ne m’y livre plus guère en matinée, exception faite du courrier et des grands titres des journaux auxquels je suis abonné et que je reçois par Internet ; rien de plus qu’ouvrir la liste des messages reçus depuis la veille, au mieux, une brève réponse. Moments où je ressens, qui s’étirent plusieurs heures, la « fatigue d’être soi », me sentant un « individu incertain » pour m’appliquer les titres des ouvrages d’Alain Ehrenberg. C’est donc en après-midi, ou le soir, que je reviens sur ces moments, l’écriture ramenant des impressions enfuies, des images aux contours flous. Mes matinées Modiano. Villa Triste, Livret de famille, Rue des Boutiques Obscures. J’y reviens. Modiano, une identité dit-on, ou rien du tout : « Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire... » ; pendant ces heures, je deviendrais, le nom « exotique»  en moins… un personnage du romancier, né où, disparu quand ?
« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent de leur passage qu'une buée vite dissipée. [...]  Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d'entre eux, même de leur vivant, n'avaient pas plus de consistance qu'une vapeur qui ne se condensera jamais. »
Et un rédacteur législatif, des traces ? Des mots sans nom.

.2 Les matins Modiano

Nul n'ignore plus, qui suit un peu cet auteur, l'intérêt que Modiano porte aux annuaires, aux calendriers, aux almanachs, aux répertoires de rues. Listes et nomenclatures. Je reprends, un de mes cycles estivaux, comme à la télé, les reprises, Rue des Boutiques Obscures. Lu la première fois le 24 avril 1991 -- je n'ai vraiment commencé à lire que la trentaine bien entamée, et Modiano ne fut pas un des premiers, mais je ne l'ai plus quitté une fois découvert.Deuxième lecture : août 1995. Livre à l'évidence acheté d'occasion à Paris, le tirage qui suivrait de peu l'attribution du Goncourt « Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Floch à Mayenne, le 20 novembre 1978... » Le livre porte d'ailleurs le bandeau rouge « Prix Goncourt 1978 » au dos duquel on trouve la mention suivante :
AVIS À MM. LES LIBRAIRES
Si vous venez de vendre l'exemplaire d'où cette bande vient d'être détachée, réapprovisionnez-vous sans tarder à la 
SODIS
128, avenue du Maréchal-De Lattre de Tassigny
77 - Lagny
Aucun code barres, c'était hier.

Quelques souvenirs sont tombés du livre. Un billet de l'Opéra de Montréal pour une représentation de Der Rosenkavalier de Strauss du samedi 20 avril 1991. Corbeille, rangée D, fauteuil 123. Prix sur abonnement $ 56.75 (au lieu du « prix unitaire » de 66.00 $). J'étais donc abonné ? Un billet de un dollar avec une image de la souveraine encore jeune daté de 1954.

Odeur de poussière, parfum de papier vieillissant.

Aucune annotation. Je n'en faisais pas alors, tenant le livre pour un objet sacré : comme l'on change, ou bien le sens du sacré s'atténue.


jeudi 6 juin 2013

Trente-cinq

.1 Racisme

Pierre FOGLIA, extrait de Deux arpents, même pas , La Presse, 3 juin 2013.

« RACISME - Je dis nègre. J'aime le mot, sa sonorité, sa musique, cette musique que fait entendre Aimé Césaire dans Cahier d'un retour au pays natal qui commence comme ça : "Va-t'en, gueule de flic, gueule de vache, va-t'en je déteste les larbins de l'ordre et les hannetons de l'espérance. Va-t'en mauvais gris-gris, punaise de moinillon".

Parlant de hannetons, c'est la saison et Charlie, mon imbécile de chat, en mange comme un con et finit par les vomir sur le tapis du salon en une grande flaque dégueulasse, jaunâtre et gluante où surnagent des bouts de carapace.

La bile qu'ont déversée et déversent les vertueux, les rigoureux, les bigots, les dévots, les curés de l'antiracisme sur cet humoriste qui a eu la maladresse de se barbouiller en nègre au gala des Olivier, et le fromage qu'on me fera, qu'on m'a fait cent fois parce que je défends la musicalité de nègre, c'est du vomi de hanneton. »
On peut à la lecture de ce texte de Foglia conclure, sans grande difficulté, qu'au Québec nous nous sommes beaucoup moins affranchi de la religion, et de ses églises, que nous nous plaisons à le croire : les oripeaux et le culte ont changé, la tartufferie demeure. Bientôt à bannir également le mot négritude -- bêtise faisant signe d'une constante santé ? À ce sujet, voici un extrait de la définition donnée par le Trésor de la Langue Française :
« On en vient à la négritude, terme dont le leader sénégalais reconnaît que la paternité en revient à M. Aimé Césaire, homme de lettres et leader politique martiniquais. "La négritude, ce n'est pas du racisme, dit M. Senghor, mais c'est l'ensemble des vertus du monde noir, des qualités de la civilisation négro-africaine..." » (Les Questions fr., 21 déc. 1966, p.6, col. 5)

« ... ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'oeil mort de la terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience. »
Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal danss Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1979 [1956], p.105.

mercredi 5 juin 2013

Trente-quatre

.1 Voix

Le Journal de la veuve m'a agacé, et profondément, on l'aura compris. Indéniablement, l'auteur a réussi à donner à cette femme, sinon un visage, du moins une « voix ». Moi, je lui ai en donné un, de nom et de visage à cette voix : ceux de Christiane Charrette, en noir, comme il se doit. Mon agacement en aura été décuplé, l'auteur n'y pouvant certes rien, de la voir me débitant, comme à la télévision, son insupportable babillage.

dimanche 2 juin 2013

Trente-trois

.1 « ... pour me divertir »

Sous entendu à peine discret : tes livres sont des pensums; Proust n'est jamais bien loin dans cette conversation, avec ses phrases interminables et moroses duchesses, prononcé ce définitif et littéraire ite missa est, je bas en retraite poursuivi par tous les Dan Brown et autres Stephen King et leurs nuances de Gray. Parlons musique un instant : jazz, classique ? Moi, j'écoute de la musique pour me divertir, Mantovani, Paul Mauriat, Herb Alpert et parfois Céline, mais à peine les paroles, André Gagnon aussi, ses rééditions. J'imagine leur tête. Passif agressif : vous croyez ?

.2 Relire

Un Modiano ancien, Villa triste. 1975. Troisième lecture, la dernière remonte à 1994. Annotations et soulignements d'alors : oubliés. Les phrases que j'ai aimées hier. Le même livre ? non. Le même moi ? non plus.

.3 Foglia

Pierre FOGLIA, La vet à pédale, La Presse, 28 mai 2013.

« SLOGAN - Ma chronique de l'autre jeudi parlait du jovialisme des boîtes de céréales, notamment la boîte des Special K sur laquelle on retrouvait les mots ambition, joie, détermination, courage, passion, vitalité, motivation, respect. J'en rajoutais : Vibrations, Optimisation. Puissance, Inspiration. Croissance. Mission.

Un lecteur, Jacques Desrosiers, me fait remarquer que cela pourrait très bien devenir le slogan de Denis Coderre.

Ainsi cette ville qui a déjà eu l'infortune d'avoir pour récents maires un géranium, puis une endive aurait pour prochain maire une boîte de céréales ? Quel destin ! »

Pas trop de politique, je vous le promets. Mais le Coderre  : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Pensez au Coderre et lisez le Misanthrope : vous en ressortirez un Alceste extrême.

lundi 20 mai 2013

Trente-deux

.1 Proust interruptus

Journée chargée que ce beau dimanche de mai, je passe sur le bridge, avec un résultat moyen, mais, de retour à la maison, j'ai fait un peu d'écoute de podcasts, dont quelques unes des récentes chroniques de Philippe Meyer sur France Culture (je me sers de l'application pour IOS Stitcher intégrée au système SONOS) parmi lesquelles celle mentionnée dans l'article Coup double.

L'écoute faite, je me suis sans attendre procuré le livre de Didier da Silva en version électronique (ePagine), dont j'ai terminé la lecture hier soir. Je vous invite aussi à lire ses blogs (il se dit bipolaire...).

Congé a donc été donné à Proust, à MM Compagnon et Enthoven, mais n'ayez aucune crainte, on y revient aussitôt !

vendredi 17 mai 2013

Trente-et-un

.1 Citation

C'est Fontenelle (1657-1757) qui est l'auteur de la citation que j'ai paraphrasée hier. En voici le texte exact :

« Ne prenez pas la vie au sérieux ; de toute façon, vous n'en sortirez pas vivant. »

Trente

.1 Citations

« Mais déjà la journée finissait et j'étais envahi par la désolation du soir. » La Prisonnière

« Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu'à sa mort ; bien plus, ne se sentant plus d'idées élevées dans l'esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. » Du côté de chez Swann, II

Des « idées élevées », qui, de nos jours, peut se payer le luxe d'en avoir, et qui ne seraient pas monnayables ?

« Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu'on lui refuse encore, je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être, qu'en me forçant à vivre absent à moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude. »  La Prisonnière

.2 Coquille

Le plaisir immense et futile de trouver une coquille dans une Pléiade :

« ... pour ce Dreyfus, rui, coupable ou non, ne fait nullement partie... » Sodome et Gomorrhe II, p. 77

Ou la virgule qui manque :

« Ce n'est pas certes, je le savais que j'aimasse Albertine le moins du monde. » La Prisonnière, p. 530

mardi 14 mai 2013

Vingt-neuf

.1 Lendemain

Un peu austère le ton de mon commentaire de Mélodie - Chronique d'une passion. Écrit d'un seul jet, autour de minuit. J'en avais un peu le sentiment en l'écrivant, et conscient de mettre l'accent d'avantage sur le côté « passion » -- au sens quasi-religieux -- du terme plus que sur les joies de la vie avec un chien.

Peut-être suis-je trop chat ?

2. Claudel

Après coup, il me semble important de citer le texte de Claudel. L'auteur l'a entendu pendant une émission de Répliques, d'Alain Finkielkraut, consacrée au livre Le silence des bêtes d'Élisabeth de Fontenay :
« Maintenant, une vache est un laboratoire vivant, le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée. Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et des sœurs de l'homme, des signifiants de la sagesse divine, que l'on droit traiter avec respect ? Qu'a-t-on fait de ces pauvres serviteurs ? L'homme les a cruellement licenciés. Il n'y a plus de liens entre eux et nous. Et ceux qu'il a gardés, il leur a enlevé l'âme. Ce sont des machines, il a abaissé la brute au-dessous d'elle-même. Et voilà la cinquième plaie : tous les animaux sont morts, il n'y en a plus avec l'homme. »
De quand date ce texte ? je ne saurais dire.

samedi 11 mai 2013

Vingt-huit

.1 Au bar, ce soir, vendredi.

Un verre, en attendant la pluie, dans la foule jeune des vendredis, et joyeuse, après le travail : un entre nous qui fait le lien entre le chacun pour soi et le chez soi ; musique assourdissante Sweet Dreams Are Made of This, comme d'habitude je me demande « est-ce ainsi que les hommes vivent ? et leurs baisers... ».

Je donne dans le traditionnel : un Negroni ; puis un second.

Lecture, évidemment, peu importe le bruit, dans la mouvance Fitzgerald : Roger Grenier, Trois heures du matin. De circonstance : « Quand je suis à jeun, je ne peux pas supporter le monde, quand j'ai bu, c'est le monde qui ne peut plus me supporter. » Et aussi : « Alors j'ai bu pendant des années, et puis je suis mort. » (Carnets de notes).


La pluie n'est pas venue, pas tout de suite, la paresse m'a conduit au sushi bar d'à côté, pas vraiment fast, vu la demi-heure d'attente, plutôt faste, vu l'addition, et quelques pages plus avant, avec un thé vert dans un carton blanc.

Quelques gouttes plus tard, et je rentre entre chien et loup.

« ... dans la nuit véritablement noire de l'âme, il est toujours, jour après jour, trois heures du matin. » 

La Fêlure

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vendredi 10 mai 2013

Vingt-sept

.1 Gatsby le magnifique

Texte anglais :

« The only completely stationary object in the room was an enormous couch on which two young women were buoyed up as though upon an anchored balloon. They were both in white, and their dresses were rippling and fluttering as if they had just been blown back in after a short flight around the house. I must have stood for a few moments listening to the whip and snap of the curtains and the groan of a picture on the wall. Then there was a boom as Tom Buchanan shut the rear windows and the caught wind died out about the room, and the curtains and the rugs and the two young women ballooned slowly to the floor. »

Texte français (traduction de Philippe Jaworski) :

« Le seul objet absolument fixe de ce lieu était un immense canapé sur lequel deux jeunes femmes flottaient comme dans une nacelle à l'amarre. Elles étaient toutes deux vêtues de blanc, leur robe parcourue de frissons et de friselis, comme si la brise les eut ramenées à l'intérieur après un vol rapide autour de la maison. J'ai dû demeurer un instant sans bouger à écouter les rideaux claquer, et gémir un tableau accroché au mur. Puis il y eut un bruit d'explosion lorsque Tom Buchanan ferma les fenêtres de derrière ; prisonnier de la pièce, le vent expira, et les rideaux, les tapis et les deux jeunes femmes dans leur montgolfières redescendirent lentement à terre. »

.2 Traduction

Les passages mis en relief illustrent bien les difficultés de la traduction. Dans le premier cas, des verbes remplacent des noms, l'onomatopée de « claquer » étant, il me semble, moins forte que le « whip and snap » anglais. Inversement, dans le second cas, la souplesse de l'anglais, où il est plus facile qu'en français de faire un verbe d'un nom, crée une image bien plus saisissante que la périphrase de la traduction, notamment grâce aux belles allitérations « o/ou ».

.3 L'adaptation cinématographique de Baz Luhrmann

La conclusion de la critique de A. O. Scott du New York Times, Shimmying Off the Literary Mantle :
« ... a movie that is otherwise gaudily and grossly inauthentic. Jay Gatsby is too, of course. He is self-invented and also self-deluded, spinning out fantasies for himself and others as easily as he gives parties. As a character in Nick’s ruminations, in Fitzgerald’s sentences and in our national mythology, he is a complete mess. This movie is worthy of him. »

.4 Lire, relire

J'avais entrepris la lecture du roman dans les années soixante-dix, lors de la sortie du film de Jack Clayton, avec notamment Robert Redford et Mia Farrow -- le scénario étant écrit par Francis Ford Coppola. Entrepris, mais pas terminé, ne le trouvant pas très intéressant. Lire, c'est un peu comme vivre, un long apprentissage, avec des avancées, des reculs, des succès et des échecs. Mais, contrairement à la vie, on peut reprendre un livre. Aimer ce qu'on a ignoré ou dédaigné, ou l'inverse, trouver banal ce qui nous avait séduit. Et pourtant plusieurs estiment que relire n'est que du temps perdu. Grave erreur, à mon avis : car pas plus que l'homme ne se baigne deux fois dans le même fleuve, il ne lit deux fois le même ouvrage...

vendredi 3 mai 2013

Vingt-six

« Gars de char »

Se dit, en Québécois universel, « Gâ-d'châwr ».

Retrouvé cette citation du Pensum, le quotidien sérieux du Québec,colligée au cours du septennat où je partageais de temps à autres mes jours et mes nuits avec, « tout s'en va, tout se meurt* », l'homme de ma vie :

« J'ai toujours cru qu'il fallait profondément détester l'automobile et, probablement, se détester un peu soi-même pour choisir de conduire un produit Toyota et, ainsi, s'infliger des années de bagne derrière son volant. Au chapitre du comportement routier, la Yaris repousse le seuil du masochisme exigé des acheteurs traditionnels de la marque. » Pascal Boissé, Le Devoir (11 juin 2007)
Il conduisait une ... je vous le donne en mille -- façon de parler -- (et encore, elle dûre cette bagnole).

Et l'on conclurait, avenue du Mont-Royal, d'un sagace « Gâwr ».

* Charles Aznavour

mardi 30 avril 2013

Vingt-cinq

.1 Retraite 3


La prise de conscience de l’existence de cet avant, rendue manifeste par la fin imminente de sa carrière, poussa Thomas à réfléchir à son avenir de nouveau vieux, les sous, le temps dit libre, mais surtout à son passé qui se chargeait maintenant d’une qualité toute historique. Le fini annule le « à suivre », c'est-à-dire ce quotidien plein d’agitation où il faut être le meilleur, où orgueil et vanités sont vertus et où tout doit être urgent sous peine de déclassement . Oui, Thomas avait brillé, soleil désormais éteint, et son ascension au ministère fulgurante; du moins se plaisait-il à se l’entendre dire et, plus ou moins in petto, à le croire. Pourquoi, dès lors, la mise en demeure, pour ne pas dire mise à demeure, signifiée par son propre corps, par son cerveau, de surcroît, si performant, siège d’une intelligence peu commune, disait-on, où des connexions ne se faisaient plus, ce qui le mettait en une espèce de lock out physique. Un humoriste oublié, Pierre Daninos, avait d’une situation semblable tiré un très beau récit, Le trente-sixième dessous, maintenant épuisé (quelle ironie). Oui, c’est ça, le trente-sixième dessous. Mais le divan…

Des épisodes de ce quart de siècle mort lui revenaient. Je pense, par exemple, à cette cérémonie de remise de prime qui m’avait tant agacée, et où j’étais allé dans un état de colère à peine rentrée. Une photo en témoigne encore, sur laquelle je tiens, la fameuse plaque souvenir à l’envers…

Oui, Thomas revivait cette cérémonie qui, tout compte fait, ...

Neuf heures trente. Le message était péremptoire. Neuf heures trente, pour que la cérémonie commençât à dix heures. Neuf heures vingt, donc, comment s’appelle-t-il ? disons Thomas, souvent, il faut qu’on le sache, en délicatesse avec la ponctualité, arriva au Château Bruyère. Un peu essoufflé comme s’il eut été en retard, une vague inquiétude lui suintant dans le dos, ces cérémonies, ce n’est pas ma tasse de thé, loin s’en faut. Agnostique dans les bons jours, athée le reste du temps, et il n’y avait pas eu de bons jours ces temps-ci.

Cérémonie de la Reconnaissance, de la Fierté et du Mérite de l’Administration publique fédérale, excusez du peu !

Neuf heures vingt et Thomas, passé le lot habituel d’anonymes qui vont et viennent en permanence dans les halls d’hôtel, puis guidé par un parcours d’affiches, dans les deux langues officielles, pénétra dans la salle de bal.

Rangées de chaises, quelques robes affairées à disposer les programmes sur celles-ci, trois ou quatre complets gris debout à droite – où d’ailleurs sinon à droite ? chuchotent quelque messe basse. Des grenouilles de bénitier, ça et là, des deux sexes, les levés tôt, les assidus, les fans en quelque sorte, s’agitent lentement déjà. Nul n’osait encore prendre place et Thomas, assommé, battit en retraite.

Parcours à l’inverse. L’angoisse suinte un peu plus, mais maintenant sur le torse : falloir boutonner la veste. Du calme. Les toilettes, au plus vite. Parcours à l’inverse, voici d’autres participants, zut ! un collègue. Impossible de l’éviter : Ah, bonjour ! Tu en es ? Oui, pour la Santé, je vois, douze ? Bien, nous, c’est cinquante-sept. Oui le mariage, celui-là…, tu sais, pour tous. Manque le balayeur, je crois, un oubli regrettable. Tu m’excuses, une seconde, le petit coin…

Reviens sur tes pas, Thomas. À droite, si je me souviens. Là, une des huiles, du saint des saints, il ne me reconnaît pas, les mains propres, comme il se doit, serait-il célébré ? Face à la glace, cheveu court, lèvre pincée, Thomas constata que l’angoisse suintait toujours. Bon, neuf heures trente, je vais où en attendant ? Et de filer droit devant en sortant, une sorte de vestibule victorien, avec la statue du Grand Important ayant donné son nom à l’hôtel perché tout plâtré genre faux marbre au sommet d’une fontaine qui jette un vague pipi d'eau de vasque en vasque, Thomas, donc, se regarda les vitrines avec le limoges fin de siècle, le dix-neuf, l’argenterie et tout le ramdam de l’époque où on savait faire riche sans faire nouveau. Assiettes peintes, services à thé et café.

Tiens en voici d’autres qui doivent être distingués, jeunes, ne savent pas ce qu’ils font, encore les dents longues, seul le complet est modeste, dans le genre anglais, synthétique, pas encore le temps de l’amertume. Thomas, c’est bien lui, ayant fait le tour des vitrines et des débris d’un passé glorieux mais rien que bourgeois, décida que, alea-jacta-est, le Rubicon est à franchir, et que quand faut y aller, il faut y aller (référence au Dernier Métro, mais ne digressons pas, le film de Truffaut, mais gare à la cuistrerie, le lecteur saura). Neuf heures quarante, il devrait y avoir plus de monde.

Thomas essayait de fixer les détails de ce qu’il voyait, comme dans un rêve, cherchant le petit ridicule, le punctum, qui ferait rire, tout en éprouvant un irrésistible sentiment d’horreur, oui, pensa-t-il, tout ceci est vide, cela signifie quelque chose, mais c’est vide, et ce vide l'horrifiait, et l’attirait, comme aurait été attiré l’œil de l’ethnologue devant un rituel tribal. Ces gens assemblés seraient distingués, marqués, devant leurs pairs : une circoncision ? Le lecteur qui ne connaît pas ces capitales qui ne sont pas de vraies villes, en ce sens qu’elles n’ont guère d’histoire, posées là par nécessité, qui n’a pas fréquenté les lieux de grand et petit pouvoir ne peut guère imaginer l’ampleur du malaise de Thomas, lui, le petit cadre de la Grande Organisation des Droits et Vertus citoyennes et démocratiques.

Chacun prit bientôt sa place, neuf heures quarante-cinq, par groupes de nominés, Thomas, qui lorgnait vers la dernière rangée, un peu comme à l’église, suivit sa collègue, mais obtint, d’un regard suppliant, qu’ils se plaçassent dans une travée de côté. Sur l’estrade, quelques hommes s’activaient à avancer les drapeaux des provinces et territoires, placés, comme entre parenthèses, entre deux drapeaux nationaux. Beaucoup de rouge sous la lumière blanche des lustres. Le sous-ministre, à gauche, barbiche XIXe et costume gris, siège dans une sorte de fauteuil; à sa droite, sur un guéridon, un ensemble floral de circonstances, rouge et blanc.

Thomas regardait. Thomas essayait de ne pas penser, mais son esprit délirait. Ce n’est qu’un symbole, du calme, c’est pour faire plaisir. N’empêche, faire plaisir à qui ? Ils veulent me dire qu’ils m’aiment, c’est ça. Mais ne veulent-ils pas se montrer qu’ils s’aiment de m’aimer ? Symbole. J’ai lu ça en quelque part. Une histoire d’images en Occident. La télé, le pouvoir, qui a écrit ça ? C’est comme mon Freud à moi, sauf que je l’ai en action sous les yeux le symbole, et ça me fait chier.

« Le symbolon, de symballein, réunir, jeter ensemble, rapprocher, désignait à l’origine une tessère d’hospitalité, un fragment de coupe ou de bol coupé en deux entre des hôtes qui transmettent les morceaux à leurs enfants pour qu’ils puissent un jour retrouver les mêmes relations de confiance en ajustant les deux fragments bord à bord. C’était un signe de reconnaissance, destiné à réparer une séparation ou franchir une distance. Le symbole est un objet de convention qui a pour raison d’être l’accord des esprits et la réunion des sujets. Plus qu’une chose, c’est une opération et une cérémonie : non pas celle des adieux mais des retrouvailles (entre amis anciens qui se sont perdus de vue). Symbolique et fraternel sont synonymes : on ne fraternise pas sans quelque chose à partager, on ne symbolise pas sans unir ce qui était étranger. L’antonyme exact du symbole, en grec, c’est le diable : celui qui sépare. Dia-bolique est tout ce qui divise, sym-bolique, tout de qui rapproche. »

Cette citation, lecteur, est tirée de l’essai de Régis Debray, Vie et mort de l’image – une histoire du regard en Occident. C’est ce texte, ou du moins le souvenir qu’il en avait, qui trottait maintenant dans la tête de Thomas. La référence à Freud,  « mon Freud à moi », renvoie au psychiatre de Thomas, et aux longues années de psychothérapie sur le divan d’icelui, mais sauf à transformer le héros de cette nouvelle en Marcel de la Recherche du temps perdu, il te sera épargné le récit  des séances bi-hebdomadaires, sur plusieurs lustres, des péripéties familiales et professionnelles, sans parler de ses préférences sexuelles – on dit plutôt « orientation » – de l’intéressé, chaque chose à sa place et les cochons seront bien gardés. À Thomas ses divagations, tu es, lecteur, dans la salle de bal du Château Bruyère.

La cérémonie commence.







Sur l’estrade, le « trône » et le lutrin. Le sous-ministre; le « SMA » qui sera le cérémoniant; le photographe pédé qui s’agite, son escabeau. La foule s’assemble. Introibo ad altare Dei : les instructions du cérémoniant « levez-vous, restez à vos places… ». L’homélie du SM, retour à la cathèdre et regard attendri sur les ouailles.
La confirmation/communion. La longue récitation des prix, des qualités des récipiendaires, les éloges. Tous y passent, même les absents. La montée vers l’estrade, la remise du « prix ».
La photographie, comme témoignage. Mise en scène.
Le tour du groupe dont fait partie Thomas. La distribution « en masse » des plaques, on redistribue. La photo « Vous là-bas, venez devant ».
Trois photos. « Thomas, tu tenais ta plaque à l’envers ». Ite missa est. Courage, fuyons.