mardi 30 avril 2013

Vingt-cinq

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La prise de conscience de l’existence de cet avant, rendue manifeste par la fin imminente de sa carrière, poussa Thomas à réfléchir à son avenir de nouveau vieux, les sous, le temps dit libre, mais surtout à son passé qui se chargeait maintenant d’une qualité toute historique. Le fini annule le « à suivre », c'est-à-dire ce quotidien plein d’agitation où il faut être le meilleur, où orgueil et vanités sont vertus et où tout doit être urgent sous peine de déclassement . Oui, Thomas avait brillé, soleil désormais éteint, et son ascension au ministère fulgurante; du moins se plaisait-il à se l’entendre dire et, plus ou moins in petto, à le croire. Pourquoi, dès lors, la mise en demeure, pour ne pas dire mise à demeure, signifiée par son propre corps, par son cerveau, de surcroît, si performant, siège d’une intelligence peu commune, disait-on, où des connexions ne se faisaient plus, ce qui le mettait en une espèce de lock out physique. Un humoriste oublié, Pierre Daninos, avait d’une situation semblable tiré un très beau récit, Le trente-sixième dessous, maintenant épuisé (quelle ironie). Oui, c’est ça, le trente-sixième dessous. Mais le divan…

Des épisodes de ce quart de siècle mort lui revenaient. Je pense, par exemple, à cette cérémonie de remise de prime qui m’avait tant agacée, et où j’étais allé dans un état de colère à peine rentrée. Une photo en témoigne encore, sur laquelle je tiens, la fameuse plaque souvenir à l’envers…

Oui, Thomas revivait cette cérémonie qui, tout compte fait, ...

Neuf heures trente. Le message était péremptoire. Neuf heures trente, pour que la cérémonie commençât à dix heures. Neuf heures vingt, donc, comment s’appelle-t-il ? disons Thomas, souvent, il faut qu’on le sache, en délicatesse avec la ponctualité, arriva au Château Bruyère. Un peu essoufflé comme s’il eut été en retard, une vague inquiétude lui suintant dans le dos, ces cérémonies, ce n’est pas ma tasse de thé, loin s’en faut. Agnostique dans les bons jours, athée le reste du temps, et il n’y avait pas eu de bons jours ces temps-ci.

Cérémonie de la Reconnaissance, de la Fierté et du Mérite de l’Administration publique fédérale, excusez du peu !

Neuf heures vingt et Thomas, passé le lot habituel d’anonymes qui vont et viennent en permanence dans les halls d’hôtel, puis guidé par un parcours d’affiches, dans les deux langues officielles, pénétra dans la salle de bal.

Rangées de chaises, quelques robes affairées à disposer les programmes sur celles-ci, trois ou quatre complets gris debout à droite – où d’ailleurs sinon à droite ? chuchotent quelque messe basse. Des grenouilles de bénitier, ça et là, des deux sexes, les levés tôt, les assidus, les fans en quelque sorte, s’agitent lentement déjà. Nul n’osait encore prendre place et Thomas, assommé, battit en retraite.

Parcours à l’inverse. L’angoisse suinte un peu plus, mais maintenant sur le torse : falloir boutonner la veste. Du calme. Les toilettes, au plus vite. Parcours à l’inverse, voici d’autres participants, zut ! un collègue. Impossible de l’éviter : Ah, bonjour ! Tu en es ? Oui, pour la Santé, je vois, douze ? Bien, nous, c’est cinquante-sept. Oui le mariage, celui-là…, tu sais, pour tous. Manque le balayeur, je crois, un oubli regrettable. Tu m’excuses, une seconde, le petit coin…

Reviens sur tes pas, Thomas. À droite, si je me souviens. Là, une des huiles, du saint des saints, il ne me reconnaît pas, les mains propres, comme il se doit, serait-il célébré ? Face à la glace, cheveu court, lèvre pincée, Thomas constata que l’angoisse suintait toujours. Bon, neuf heures trente, je vais où en attendant ? Et de filer droit devant en sortant, une sorte de vestibule victorien, avec la statue du Grand Important ayant donné son nom à l’hôtel perché tout plâtré genre faux marbre au sommet d’une fontaine qui jette un vague pipi d'eau de vasque en vasque, Thomas, donc, se regarda les vitrines avec le limoges fin de siècle, le dix-neuf, l’argenterie et tout le ramdam de l’époque où on savait faire riche sans faire nouveau. Assiettes peintes, services à thé et café.

Tiens en voici d’autres qui doivent être distingués, jeunes, ne savent pas ce qu’ils font, encore les dents longues, seul le complet est modeste, dans le genre anglais, synthétique, pas encore le temps de l’amertume. Thomas, c’est bien lui, ayant fait le tour des vitrines et des débris d’un passé glorieux mais rien que bourgeois, décida que, alea-jacta-est, le Rubicon est à franchir, et que quand faut y aller, il faut y aller (référence au Dernier Métro, mais ne digressons pas, le film de Truffaut, mais gare à la cuistrerie, le lecteur saura). Neuf heures quarante, il devrait y avoir plus de monde.

Thomas essayait de fixer les détails de ce qu’il voyait, comme dans un rêve, cherchant le petit ridicule, le punctum, qui ferait rire, tout en éprouvant un irrésistible sentiment d’horreur, oui, pensa-t-il, tout ceci est vide, cela signifie quelque chose, mais c’est vide, et ce vide l'horrifiait, et l’attirait, comme aurait été attiré l’œil de l’ethnologue devant un rituel tribal. Ces gens assemblés seraient distingués, marqués, devant leurs pairs : une circoncision ? Le lecteur qui ne connaît pas ces capitales qui ne sont pas de vraies villes, en ce sens qu’elles n’ont guère d’histoire, posées là par nécessité, qui n’a pas fréquenté les lieux de grand et petit pouvoir ne peut guère imaginer l’ampleur du malaise de Thomas, lui, le petit cadre de la Grande Organisation des Droits et Vertus citoyennes et démocratiques.

Chacun prit bientôt sa place, neuf heures quarante-cinq, par groupes de nominés, Thomas, qui lorgnait vers la dernière rangée, un peu comme à l’église, suivit sa collègue, mais obtint, d’un regard suppliant, qu’ils se plaçassent dans une travée de côté. Sur l’estrade, quelques hommes s’activaient à avancer les drapeaux des provinces et territoires, placés, comme entre parenthèses, entre deux drapeaux nationaux. Beaucoup de rouge sous la lumière blanche des lustres. Le sous-ministre, à gauche, barbiche XIXe et costume gris, siège dans une sorte de fauteuil; à sa droite, sur un guéridon, un ensemble floral de circonstances, rouge et blanc.

Thomas regardait. Thomas essayait de ne pas penser, mais son esprit délirait. Ce n’est qu’un symbole, du calme, c’est pour faire plaisir. N’empêche, faire plaisir à qui ? Ils veulent me dire qu’ils m’aiment, c’est ça. Mais ne veulent-ils pas se montrer qu’ils s’aiment de m’aimer ? Symbole. J’ai lu ça en quelque part. Une histoire d’images en Occident. La télé, le pouvoir, qui a écrit ça ? C’est comme mon Freud à moi, sauf que je l’ai en action sous les yeux le symbole, et ça me fait chier.

« Le symbolon, de symballein, réunir, jeter ensemble, rapprocher, désignait à l’origine une tessère d’hospitalité, un fragment de coupe ou de bol coupé en deux entre des hôtes qui transmettent les morceaux à leurs enfants pour qu’ils puissent un jour retrouver les mêmes relations de confiance en ajustant les deux fragments bord à bord. C’était un signe de reconnaissance, destiné à réparer une séparation ou franchir une distance. Le symbole est un objet de convention qui a pour raison d’être l’accord des esprits et la réunion des sujets. Plus qu’une chose, c’est une opération et une cérémonie : non pas celle des adieux mais des retrouvailles (entre amis anciens qui se sont perdus de vue). Symbolique et fraternel sont synonymes : on ne fraternise pas sans quelque chose à partager, on ne symbolise pas sans unir ce qui était étranger. L’antonyme exact du symbole, en grec, c’est le diable : celui qui sépare. Dia-bolique est tout ce qui divise, sym-bolique, tout de qui rapproche. »

Cette citation, lecteur, est tirée de l’essai de Régis Debray, Vie et mort de l’image – une histoire du regard en Occident. C’est ce texte, ou du moins le souvenir qu’il en avait, qui trottait maintenant dans la tête de Thomas. La référence à Freud,  « mon Freud à moi », renvoie au psychiatre de Thomas, et aux longues années de psychothérapie sur le divan d’icelui, mais sauf à transformer le héros de cette nouvelle en Marcel de la Recherche du temps perdu, il te sera épargné le récit  des séances bi-hebdomadaires, sur plusieurs lustres, des péripéties familiales et professionnelles, sans parler de ses préférences sexuelles – on dit plutôt « orientation » – de l’intéressé, chaque chose à sa place et les cochons seront bien gardés. À Thomas ses divagations, tu es, lecteur, dans la salle de bal du Château Bruyère.

La cérémonie commence.







Sur l’estrade, le « trône » et le lutrin. Le sous-ministre; le « SMA » qui sera le cérémoniant; le photographe pédé qui s’agite, son escabeau. La foule s’assemble. Introibo ad altare Dei : les instructions du cérémoniant « levez-vous, restez à vos places… ». L’homélie du SM, retour à la cathèdre et regard attendri sur les ouailles.
La confirmation/communion. La longue récitation des prix, des qualités des récipiendaires, les éloges. Tous y passent, même les absents. La montée vers l’estrade, la remise du « prix ».
La photographie, comme témoignage. Mise en scène.
Le tour du groupe dont fait partie Thomas. La distribution « en masse » des plaques, on redistribue. La photo « Vous là-bas, venez devant ».
Trois photos. « Thomas, tu tenais ta plaque à l’envers ». Ite missa est. Courage, fuyons.


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